(Extrait de la préface de SIMON LEYS : )
Casanova qui connaissait bien son illustre ami lui fit une observation perspicace : « Votre esprit est dune espèce qui donne de lélan à celui dun autre ». Or cest bien cet élan-là qui anime les pages quon va lire ; Sophie Deroisin était une « âme sensible » au sens stendhalien du mot : elle avait autant de cur que desprit, elle aimait admirer et souffrait joyeusement denthousiasme chronique. « Lenthousiasme est le plus beau des défauts, disait notre Prince, il vaut mieux avoir tort ainsi quavoir raison autrement ». Mais ici, lenthousiasme na certes pas égaré Sophie Deroisin - tout au plus lui a-t-il peut-être occulté parfois certains pans du tableau. Ligne incarne le XVIIIe siècle - on la dit en commençant - et Sophie Deroisin saisit admirablement la grâce qui caractérise cet âge - mais elle préfère ne pas en voir toute la déconcertante férocité, la boue, la cruauté, la crasse et le sang. Or Ligne avait les deux pieds plantés dedans (Mozart aussi). Là-dessus, les historiens universitaires nous donnent une abondance de détails concrets. Mais leur image plus complète nest pas nécessairement plus vraie. Dans sa vieillesse à Vienne, exilé volontaire de son cher Belil - que « lhumeur, lhorreur, lhonneur » lempêchaient seuls de revoir, Ligne connut la pauvreté. Des témoins de lépoque le décrivent, vieillard hirsute et sans perruque, et qui « puait fort ». Il avait aussi un âne, un mouton et une chèvre qui chaque matin grimpaient sur son lit pour mendier du pain. Les deux informations, également fiables, ne sont nullement contradictoires ; mais les biographies savantes nont retenu que la première, et Sophie Deroisin, la seconde. Il me semble quelle na pas eu tort.
Emerson disait que les livres nont quune seule fonction : inspirer. On ne saurait mieux résumer la vertu de celui-ci.